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#3 Je suis née en Roumanie, adoptée à six ans et demi par un couple français avec mon petit frère biologique.

Belonging/l’appartenance (29/04)

Comment raconter mon expérience ? 

Je suis née en Roumanie, adoptée à six ans et demi par un couple français avec mon petit frère biologique. 

Je ne parlais pas français en arrivant, et, puisqu’on était arrivés en cours d’année scolaire, il a fallu me faire faire quelques mois de grande section de maternelle. À cause de ça, j’ai été en décalage permanent au niveau des classes, comme si j’avais redoublé. Il a fallu cacher et justifier, déjà sur ça. J’étais scandalisée qu’on puisse penser que j’avais redoublé, alors que j’étais première de la classe. J’ai appris le français en deux mois, et j’avais 18 de moyenne de CE1. J’en veux à mes parents de ne pas avoir demandé à l’école de me faire sauter une classe. J’aurais pu déjà regagner un peu de « normalité » sur ça.

Les gens disaient souvent que je ressemblais à ma mère, ou à mon père, qu’il y avait un « air de famille ». Comme quoi, la perception des gens est biaisée : pour eux, une famille, c’est forcément des aspects physiques communs. Mais même moi, je me retrouve souvent à chercher les ressemblances entre parents, enfants, frères, sœurs d’une même famille biologique, avec une pointe d’amertume quand j’en trouve. Parce que dans mon cas, c’est de la poudre aux yeux.

Sur ma « vie d’avant », je n’ai que quelques vagues informations, dont certaines ont été découvertes seulement récemment. Mon frère et moi, on a été placés en orphelinat suite à une décision de justice. On y est restés peu de temps, environ un an. Je n’ai presque pas de souvenirs de cette époque, si ce n’est certaines activités manuelles, une berceuse, la peur des chevaux et des chiens, voir mon frère se faire battre la plante des pieds avec une planche parce qu’il faisait pipi au lit. Et à part ça, le néant. Je sais, par contre, que, comme tous les enfants de l’orphelinat, je rêvais d’avoir des parents. J’avais un rôle presque maternel et protecteur vis-à-vis de mon frère, qui n’a pourtant qu’un an de moins que moi. Et je me disais que si et quand on aurait des parents, tout irait bien. Qu’il n’y aurait plus besoin de s’inquiéter. Qu’il y aurait enfin quelqu’un pour s’occuper de nous.

Mais j’ai vite déchanté. Ma mère a découvert que les enfants, c’était énormément de boulot, et elle a assez rapidement baissé les bras avec moi. Je n’ai jamais compris, comment, en étant femme au foyer, elle ne pouvait pas avoir l’envie ou le temps de faire plus de choses avec moi.

Je suis tombée dans une famille extrêmement rigide qui est elle-même un mélange de deux cultures. Grands-parents polonais des deux côtés, les générations suivantes élevées dans une sorte de nostalgie du pays d’origine. Mes grands-parents parlent à peine français. J’ai un nom de famille hongrois que je trouve très laid. Plein de consonnes. La Pologne ne m’inspire pas le moindre intérêt. Pas de nostalgie pour moi, je n’ai rien à voir avec ce pays.

Mes parents ont choisi de nouveaux prénoms, mais ont décidé de laisser notre prénom d’origine en second prénom. Encore quelque chose à justifier. « Ça vient d’où, ce prénom » ? Le nom de la ville de naissance sur la carte d’identité. J’ai une propriétaire qui a vérifié sur Google Maps où ça se trouvait avant d’accepter de me louer une chambre. La mère d’un ex petit-ami qui ne m’a pas crue quand j’ai dit que mes grands-parents étaient d’origine polonaise. « Elle a la peau trop foncée pour être polonaise, elle ment forcément ». Et mon ex de lui balancer toute mon histoire personnelle, qui est pourtant délicate. J’attendais un minimum de tact. 

Je crois que beaucoup de gens qui vivent avec les gens qui les ont mis au monde ne savent pas ce que ça fait de savoir que quelqu’un balance votre histoire comme ça, sans votre accord.

 En tout cas, lui ne s’est pas posé la question.

Et pourtant, en dehors de quelques « tu es italienne / portugaise/ espagnole / grecque, non ?», je n’ai jamais dû faire face à des discriminations. Je n’ai jamais dû faire face à des remarques qui associaient adoption et charité. Parce, dans un sens, le fait que mon histoire ne soit pas « aussi visible » que si j’avais été d’une autre couleur de peau, m’a permis de la cacher plus facilement. Parfois, je me dis que j’ai eu la « chance » de ne pas avoir été obligée par le moindre détail physique, de balancer mon histoire personnelle et intime à des inconnus. Pour les personnes racisées, il y a forcément des difficultés supplémentaires à gérer. Je me souviens d’un vieil oncle au mariage d’une amie (dont la cousine, adoptée au Vietnam, vit à présent avec sa famille belge) : « Tant qu’à adopter un gamin, autant qu’il vous ressemble ». Classe. Bref.

Il paraît que mes parents voulaient un petit garçon de quatre ans, d’Inde (c’est chouette de pouvoir choisir ses critères…not). On en est loin, hein ? Je n’ai jamais été ce qu’ils voulaient, et je n’ai jamais eu le moindre choix. Ils avaient probablement une image précise de ce qu’ils voulaient, et je n’y correspondais pas du tout. J’ai l’impression d’avoir subi le plus gros de ma vie. Sois contente, tu as un toit et de quoi manger. J’ai encore du mal à dire où je suis née. J’estime que ce n’est pas ça qui fait de nous la personne que nous sommes : c’est la culture dans laquelle on a grandi, la ou les langues qu’on parle, l’éducation qu’on a reçue, qui nous façonnent. 

Si je dis « je suis née en Roumanie », il y a tout un tas d’idées préconçues qui viennent à l’esprit des gens. Ils se font une image de moi sans que j’aie pu rien dire, sans prendre la peine de me connaître. Ça va des préjugés négatifs sur les Roumains (confondus avec les personnes Roms, Tziganes, gens du voyage, comme si toutes ces cultures pouvaient être mises dans le même sac, comme si elles n’étaient pas le fruit d’une histoire distincte dans différentes régions du monde et comme s’il y avait quelque chose de négatif dans le fait d’appartenir à ces cultures), voleurs, arnaqueur pauvres, aux préjugés positifs (une prof de fac m’a dit une fois : « on a des étudiantes roumaines ici, elles sont excellentes », ou des remarques sur les gymnastes championnes aux JO). 

Sauf que, je ne suis ni roumaine, ni gymnaste, ni championne olympique. J’ai grandi en France, la France est mon pays. 

Quand on est adopté, on doit constamment se justifier. En tout cas, c’est comme ça que je le vis. Comme si le fait d’avoir quelque chose de différent (qui est plus ou moins « flagrant ») donnait au premier quidam venu le droit d’obtenir de vous que vous lui racontiez votre histoire dans les moindres détails. Tout ce que j’ai toujours voulu, c’était avoir une histoire banale, une vie banale. Ne pas devoir expliquer, ne pas devoir me justifier, ne pas avoir affaire à la connerie des gens. Être avec les gens qui m’ont fait naître, m’entendre dire que j’ai le nez de l’arrière-grand-mère ou que je suis têtue comme l’oncle maternel. Que je dormais déjà comme un loir quand j’étais bébé, et tiens, ça, c’était ton doudou préféré.

J’ai envie de vomir quand j’entends que les enfants adoptés ont de la chance, qu’ils ont été « sauvés », en quelque sorte. De la faim et de la misère, peut-être. Et ensuite ?

Je n’en ai pas moins l’impression d’avoir été un second choix. Faute de mieux. Tout le monde veut « son propre bébé » (ma mère m’a dit ça une fois). Un enfant issu de sa chair, qui lui ressemble. Et quand on ne peut pas, après avoir essayé, fait des tests de fertilité, on en vient à ce plan B. Je suis un plan B. Je ne suis pas un premier choix. Je suis là parce que des gens ont voulu « faire comme tout le monde ». Une maison avec jardin, deux enfants : un garçon, une fille.

J’ai toujours eu l’impression qu’on essayait de me faire rentrer dans une case. De me faire être ce que je n’étais pas. Et d’être quand même bien tombée dans une famille de merde. Qui a eu le choix, alors que moi, non. Père médecin, mère femme au foyer qui a donc le temps de s’occuper des enfants. Ça vend du rêve, comme ça, sur le papier.

Mais très vite, en arrivant, « les enfants, ça doit obéir ». Je ne voyais jamais mon père, et quand il nous accordait un peu de temps, c’était pour nous gronder quand on avait fait des bêtises. Je me souviens que mon frère suppliait ma mère, en pleurs, de « rien dire à Papa » quand il en avait fait une. Elle a fini par arrêter. Comment tu peux menacer de cette façon un enfant alors que tu sais ce qui lui est arrivé avant ? Aucune affection, pas de jeux ou d’échanges positifs avec lui. Je croyais qu’il me méprisait, qu’il me détestait, quand j’étais petite, comme si j’étais juste un petit être agaçant qui refusait de disparaître. Qu’il avait des choses bien plus importantes que moi à penser.

Mon frère faisait pipi au lit, qu’il avait de gros troubles d’apprentissage et du comportement. Mes parents ont trouvé des écoles spécialisées, des pédopsychiatres, des orthophonistes, et je devais venir à une partie des rdvs alors que ça ne me concernait pas.

Alors moi, il valait mieux que j’en « rajoute pas ». Que je ne fasse pas de vagues. Je me disais que je ne devais pas être un fardeau supplémentaire. J’ai très vite compris que dans cette nouvelle maison, dans cette nouvelle famille, je n’avais pas d’alliés. Que les adultes se soutiendraient toujours entre eux, et qu’en tant qu’enfant, je n’étais rien. Que je n’avais pas mon mot à dire. Qu’il fallait que je m’en sorte, que je continue à me battre, toute seule, comme d’hab. Et que donc, si je m’en sortais, ce serait grâce à moi, et à moi seule. Que je ne pouvais compter que sur moi. Et que c’est l’école qui me sauverait, que c’est grâce à ça que je me construirais un avenir. Alors j’ai tout donné à l’école. En plus, les profs m’adoraient, et j’avais la reconnaissance et la fierté que je n’avais pas à la maison. J’ai compris que les adultes n’avaient rien compris, qu’ils n’étaient pas forcément plus avancés que les enfants ; simplement qu’ils étaient plus forts parce qu’ils vivaient dans un monde fait pour et par eux.

Quand on n’« était pas sages », ma mère nous menaçait de « nous laisser en pension chez mon oncle et ma tante ». Son frère et sa belle-sœur. Moi, je comprenais « de nous abandonner encore une fois ». On peut se débarrasser de vous si vous ne remplissez pas votre part du contrat, en gros. Mon oncle et ma tante, je les ai détestés très vite. Et ma grand-mère maternelle aussi. Ma mère m’en a toujours voulu à cause de ça.

J’ai l’impression que l’essentiel de ce qui m’est arrivé a été décidé par rapport à quelqu’un d’autre. Le déménagement dans une autre région, un second déracinement. Quand mon frère a terminé l’école primaire, parce que ce serait moins traumatisant pour lui. Le collège catholique où j’ai été harcelée pendant toute la première année parce qu’il y avait une classe spécialisée pour mon frère. Et lui, qui disait qu’il avait été adopté sans complexes, et sans se dire que ça avait des répercussions sur moi, puisqu’on a le même nom de famille. 

J’ai pu commencer à prendre le contrôle à partir du lycée. Ne plus vivre ma vie par procuration, ne plus avoir à gérer des décisions qui n’avaient pas été prises pour moi. Arrêter d’être un fétu de paille emporté par le courant. Et plus je décidais de ma vie, et plus ma mère est devenue invivable.

J’ai une cousine, la fille de ces fameux oncle et tante cités plus haut, adoptée, elle aussi. Elle m’en a parlé, une fois : sa mère biologique avait eu plusieurs enfants, dont un frère qui « avait des problèmes » (elle n’a pas donné plus de précisions) mais ses parents de maintenant ne voulaient pas gérer un « enfant compliqué. » Donc un seul enfant. Avec des parents à la retraite et infects sur son dos en permanence. Elle m’a cité les critères de sélection qu’elle avait lus dans son dossier d’adoption. « Pas de sida », telle et telle couleur de cheveux, tel âge etc. C’est dégueulasse, que les parents aient le droit de choisir. Sur catalogue, avec des photos. Cet oncle et cette tante (comme mes parents), c’est des gens qui n’auraient jamais dû avoir d’enfants. C’est probablement les gens les plus cons que je connaisse.

Mais bref, pour moi, être adoptée, c’est n’appartenir véritablement à aucune famille, à aucun pays, ne pas avoir de place.

Devoir tout justifier, tout le temps. Être un plan B, et donc, la priorité de personne. C’est ne rien savoir de sa naissance et des premières années de sa vie. De ses antécédents médicaux (chez le médecin «il n’y a pas de vaccins avant telle année ? Pourquoi ? » ; chez l’orthoptiste « ah, mais votre problème, je ne peux rien y faire, il aurait fallu vous faire commencer toute petite. Vous avez un père médecin, et il n’y a pas pensé avant ? » Ben si, mais… ) Un flou immense, le noir complet. C’est l’impression de ne pas avoir de passé et de devoir construire sur quelque chose d’instable et de branlant. C’est avoir désespérément besoin de garanties, et de fiabilité. Et c’est normalement la famille qui apporte ça. C’est ce socle immuable qui a toujours été là, et qui le sera toujours. Mais bon, je suis obligée de faire sans.

Quand mon compagnon a eu une petite nièce et qu’on a commencé à avoir des photos, pendant les réunions de famille, j’étais bien sûr très heureuse pour eux, mais aussi infiniment triste. Parce que je n’ai probablement pas été voulue, parce que je n’aurai jamais les photos, les souvenirs (jouets, doudous), les histoires.

 Et encore, finalement, je n’ai passé « qu’un an », dans un orphelinat. Je n’ai pas passé l’essentiel de ma vie à être trimballée de famille d’accueil en famille d’accueil comme certains enfants. J’ai eu des figures bienveillantes autour de moi. Pas mes parents, mais j’en ai eu quand même. 

Mes parents, au lieu de m’aider et de me soutenir, ont été un facteur d’instabilité supplémentaire dans une vie qui en manquait clairement. Ils ont toujours été toxiques, et j’ai coupé les ponts avec eux. Je n’ai plus de contacts avec mon frère, avec qui je ne partage plus rien depuis qu’on est ados.

Après une vie passée à subir ce qui m’arrivait parce que c’était des choix faits pour et par d’autres, j’ai décidé de choisir de qui je m’entourais. J’estime que mes parents (ceux qui m’ont élevée), sont des parents administratifs. On partage un carnet de famille, un nom, des années obligée de vivre sous leur toit.

Je ne ressens pas le besoin, personnellement, de retrouver mes parents biologiques. J’aurais bien aimé savoir si j’avais d’autres frères et sœurs, par contre. J’aurais tellement aimé avoir une sœur. Je suis incroyablement révoltée contre les gens qui estiment que les femmes ne devraient pas avoir le droit de disposer librement de leur corps, qui estiment qu’elles doivent mener à terme toute grossesse entamée, puis élever un enfant qu’elles n’ont pas voulu ou ne pouvaient pas avoir, pour tout un tas de raison. Parce que « proposer » des enfants à l’adoption, ce n’est pas une solution féérique. C’est avant tout beaucoup de traumatismes. 

Pour cette femme (physiquement et mentalement), pour le ou les enfant(s) qu’elle a mis au monde. C’est énormément de souffrances, d’instabilité, de peur. Parce qu’il ne devrait pas y avoir d’enfants abandonnés ou maltraités par leur famille, parce que la société est incapable de s’occuper dignement de tous ceux qui n’en ont pas.

 Tout le monde n’est pas fait pour avoir des enfants, tout le monde n’en veut pas, et même ceux qui en veulent ne sont pas toujours capables de s’en occuper correctement. D’après moi, mettre un enfant au monde, ne fait pas de quelqu’un un parent. C’est tout le boulot qui suit, qui fait qu’on est parents.

Je suis un peu dubitative quand j’entends parler d’adoption « conte de fée ». Probablement parce que je regarde tout ça à la lumière de ce que j’ai vécu. Mais s’il y a des gens qui ont une expérience positive et qui sont fiers de leur histoire, je suis très heureuse et soulagée pour eux. 

Je suis malgré tout fière de mon parcours. J’ai rencontré quelqu’un de formidable qui n’a jamais émis le moindre jugement et qui m’a toujours soutenue. Qui m’a apporté et continue à m’apporter toute la stabilité dont j’ai désespérément eu besoin toute ma vie. C’est grâce à ça que j’ai pu grandir, avancer, et commencer doucement à accepter mon histoire pour continuer à construire la suite moi-même, sans subir.

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Par La Parole Aux Adoptés

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